Article paru initialement dans la revue Démocratie de mars 2015
http://www.revue-democratie.be/index.php/economie/1119-pour-la-democratie-monetaire
L’argent fascine et façonne notre société dite « capitaliste ». Adopter l’or, le franc, l’euro ou… le blé comme monnaie, c’est choisir une société, un mode de vie. Et si nombre de nos problèmes sociaux, économiques, financiers et environnementaux provenaient d’une erreur de conception de notre monnaie ? Et si, loin de la considérer comme un élément neutre, nous l’envisagions comme un bien commun qui mérite un débat démocratique ?
La crise financière et bancaire de 2007-2008, dite des « subprimes », est sans doute la crise financière la plus importante de tous les temps. Elle a atteint la planète entière et a risqué d’entraîner la paralysie de l’économie de l’ensemble des pays industrialisés. Elle s’inscrit dans une suite de nombreuses crises similaires : les krachs boursiers de 1929 et 1987, les crises asiatique (1997) et russe (1998), la bulle Internet (2000), ou plus anciennement, la crise de la tulipe (1637) ou celle des assignats (1789). Parce que les Etats ont sauvé le secteur bancaire en s’endettant, ils sont à présent entraînés dans une crise de la dette souveraine. Pensons particulièrement à la Grèce, l’Italie, l’Irlande, l’Islande, l’Espagne et le Portugal qui connaissent des difficultés budgétaires inextricables alors que d’autres États (la Belgique, la France et même les États-Unis) sont dans des positions à peine plus confortables et subissent des cures d’austérité afin de diminuer leur endettement.
La monnaie est un élément structurant la société et le pouvoir d’émettre la monnaie est un enjeu politique fondamental
Pour autant, le système financier n’est pas définitivement sauvé. En
utilisant une métaphore médicale, on pourrait dire que les solutions
apportées dans l’urgence ont consisté à administrer au patient une
transfusion sanguine (d’énormes quantités de monnaie lui ont été
injectées) en vue de le stabiliser et, ensuite, à le mettre sous
monitoring afin de surveiller l’évolution de sa santé en espérant
qu’elle se rétablisse sans autre forme d’intervention.
Or, si on
prend un peu de recul historique, on constate que le secteur financier a
connu un développement exponentiel depuis le XVIIe siècle et que,
parallèlement, les crises financières se sont multipliées. La croissance
du secteur financier a soutenu le développement économique permettant à
une grande partie de l’humanité d’atteindre des conditions de vie sans
précédent dans l’histoire. À présent, outre l’insoutenabilité des dettes
des États, se pose la question de savoir si nos conditions de vie sont,
elles-mêmes, soutenables et si notre bien-être n’existe pas au
détriment d’une partie de l’humanité et aux dépens de notre
environnement ? De nombreux scientifiques pensent qu’avec les
dérèglements climatiques, l’effondrement écologique n’est plus très loin
et que, logiquement, un effondrement économique et social s’ensuivra.
Un élément pas si neutre
La thèse que nous défendons ici est que la monnaie et le système
monétaire, véritables leviers de notre économie, sont à la fois cause du
développement économique et de son effondrement. En effet, loin d’être
un simple adjuvant neutre du commerce, la monnaie est un élément
structurant la société et le pouvoir d’émettre la monnaie est un enjeu
politique fondamental. Cela devrait, par conséquent, être un enjeu
démocratique majeur. Ce n’est certainement pas Monsieur Yanis
Varoufakis, ministre grec de l’Économie qui dira l’inverse. Pourtant, au
cours de l’histoire, cet enjeu a tour à tour été confisqué par les
souverains, les guildes de commerçants et les banquiers qui
successivement se sont arrogé le droit de battre ou d’émettre la
monnaie.
Ce sont les souverains romains, perses et grecs qui ont mis
des pièces de monnaie d’or et d’argent en circulation comme moyen de
paiement. Grâce au pouvoir d’émission monétaire, ils ont pu se doter
d’armées, d’une administration, développer des empires et le commerce.
L’invention de la pièce de monnaie a constitué un puissant outil de
structuration de la société et de développement économique.
Au XVIe
siècle, avec le début de l’importation massive d’or d’Amérique, le
pouvoir d’émission monétaire passe alors entre les mains des banquiers,
qui, grâce à l’invention du papier-monnaie, émettent rapidement plus de
crédits qu’ils n’ont d’or en dépôt. C’est le début du développement de
l’effet de levier financier qui caractérise le capitalisme.
Aujourd’hui,
ce n’est plus l’or qui est le gage ultime de la monnaie. Il a été
remplacé par les garanties hypothécaires, les bons de caisse, les
emprunts d’État, etc. Et la création monétaire se fait essentiellement
par les crédits que les banques accordent contre des gages. Il suffit
qu’elles portent en compte un montant pour que ce montant soit
disponible pour le client 1.
Le traditionnel billet de banque ne représente plus qu’une infime
partie de la monnaie disponible face à la monnaie électronique. Ainsi,
au fil du temps, la base monétaire a été multipliée et l’économie a
connu une expansion alimentée sans cesse par de nouveaux crédits qui,
pour être remboursés avec intérêts, nécessitent des projets
financièrement rentables et donc une croissance économique qui ne peut
être soutenue que… par de nouveaux crédits pour des projets rentables.
Une dynamique de croissance ininterrompue se met alors en place. La
masse monétaire comme l’économie sont à l’image d’une boule de neige
qui, en dévalant la montagne, grossit à chaque tour. Et lorsque la
croissance s’arrête, le résultat est connu : impossibilité de rembourser
certains emprunts (comme les « subprimes »), faillites, chômage,
baisses des recettes de l’État, creusement du déficit, politique
d’austérité, exclusion sociale et peut-être explosion sociale (la Grèce
n’en est pas loin).
Des alternatives existent
Les questions qui se posent alors sont de savoir s’il n’est pas possible de modifier la monnaie et le système monétaire en gardant les avantages du développement économique tout en excluant les effets néfastes des monnaies actuelles qui servent des intérêts privés, ceux de la finance et des banquiers. Il faudrait pouvoir établir démocratiquement le cahier des charges d’un nouveau système monétaire conçu comme un bien commun à tous. Ce nouveau (éco-)système doit à tout le moins répondre à certaines caractéristiques : rendre l’émission monétaire publique et transparente, ne pas condamner la société à une impossible croissance par le truchement de l’intérêt, stabiliser l’environnement financier en évitant les crises financières, ne pas entraîner les États dans des dettes inextinguibles, favoriser les échanges commerciaux, assurer la réserve de valeur, être efficace avec de faibles coûts d’utilisation et une large acceptation de la monnaie. Pour répondre à un ou plusieurs de ces objectifs, différentes solutions ont été proposées.
L’euro commun
F. Lordon 2
propose d’adopter un euro commun au lieu de la monnaie unique. Il
propose d’instaurer des dénominations nationales : des €-français, des
€-lire, des €-deutschemark…, dont le taux de change serait fixe. Pour
le commerce international, seul l’euro commun serait convertible en
dollar, en livre ou en yen. Afin d’éviter la spéculation, la conversion
entre dénominations nationales ne pourrait s’opérer qu’à travers la
Banque centrale européenne. De temps à autre, les parités seraient
réajustées en fonction des déséquilibres des balances des paiements des
États selon un processus politique ou automatique. Cette proposition
permettrait de garder une stabilité monétaire globale tout en permettant
aux États de bénéficier d’une politique monétaire autonome.
La monnaie permanente
G. Galand et A. Grandjean 3
proposent que la banque centrale soit le seul organisme qui puisse
créer de la monnaie. D’une part, elle la mettrait à disposition de
l’État sans paiement d’intérêt et d’autre part, elle la mettrait à
disposition du secteur financier qui, lui, s’acquitterait d’un intérêt.
Le secteur financier ne pourrait plus accorder de crédits au-delà des
dépôts qu’il reçoit et s’il désire octroyer plus de crédits, il devrait
se refinancer auprès de la banque centrale. Cette proposition
permettrait de financer l’État et des fonctions d’intérêt public sans
recourir à l’endettement. Il mettrait en place un système monétaire qui
ne reposerait pas sur une monnaie d’endettement, il serait donc moins
sujet aux crises d’endettement que l’on connaît actuellement.
La finance fonctionnelle
L’économiste L.R. Wray 4 prône la création d’une monnaie publique, exclusivement émise par l’État 5.
Lorsque celui-ci dépense, il émet de la monnaie et lorsqu’il encaisse
des recettes, il détruit de la monnaie. Il n’est donc plus jamais obligé
d’emprunter de la monnaie. L.R. Wray met toutefois des contraintes à ce
droit d’émission. Le niveau des dépenses de l’État doit être tel qu’il
ne cause pas d’inflation. En effet, l’émission et la destruction
monétaires doivent être neutres sur le niveau des prix et pour ce faire,
l’État doit avoir un objectif de niveau d’emploi. L’État devient
l’employeur de dernier ressort comme la banque centrale actuelle devient
le prêteur en dernier ressort. L’État fixe alors le prix du travail
dans le secteur public et tous les autres prix sont librement déterminés
par le marché.
Une monnaie sociétale complémentaire
P. Derudder et A-J. Holbecq 6
ont proposé la création d’une monnaie sociétale complémentaire à l’euro
qui serait émise par l’État. Cette monnaie serait une monnaie gratuite
(qui ne produit pas d’intérêt), permanente (qui n’est pas émise par le
crédit), non convertible en devises étrangères et à cours forcé
vis-à-vis de l’euro. Son émission servirait exclusivement à soutenir des
projets sociétaux et environnementaux qui ne peuvent être financés par
la finance classique qui exige une rentabilité financière.
Une monnaie régionale
B. Lietaer et M. Kennedy 7
proposent la création de monnaies régionales complémentaires à l’euro
dont les objectifs pourraient être de favoriser l’économie régionale, la
production et le commerce local et de financer des services sociaux.
Ces monnaies seraient émises par les autorités régionales.
Des monnaies émises par les personnes
Il
existe de nombreuses initiatives de création de monnaies locales qui
fonctionnent avec une monnaie émise et utilisable localement ou encore
les banques du temps dans lesquelles les paiements se font sous forme de
crédit-temps (une heure de travail prestée donne droit à un crédit
d’une heure de travail à recevoir).
Un écosystème monétaire
R. Doutwaite 8
propose d’utiliser simultanément plusieurs monnaies dont chacune aurait
sa fonction : une monnaie de réserve internationale, des monnaies
nationales, régionales et locales. Pour lui, la monnaie de réserve
internationale doit être adossée aux droits d’émission de CO2 qui
seraient octroyés à chaque État. Les monnaies d’États, régions et
collectivités locales devraient être libres d’intérêt en vue de
favoriser le développement des services collectifs et la restauration de
l’environnement.
Conclusions
Les inventions de la monnaie et des banques centrales sont à classer parmi les inventions majeures de l’humanité. Sans elles, nos vies seraient bien différentes et sans doute moins agréables. Pourtant, ces inventions sont perfectibles. Aujourd’hui, la monnaie profite à des intérêts privés. Elle est source d’immenses profits pour les détenteurs de capitaux, mais aussi de crises financières, de déficits des États, de pauvreté et de misère. Elle impose une croissance économique ininterrompue socialement inéquitable et écologiquement insoutenable. Elle est incapable de financer les activités non lucratives des secteurs sociaux, environnementaux ou culturels. Pourtant, la monnaie devrait être un bien commun. Elle devrait former un contrat social entre tous, au profit de l’économie marchande, mais aussi des secteurs non marchands. Par conséquent, elle devrait être un enjeu démocratique fondamental.
Qui doit détenir le privilège d’émission ? Qui décide de financer telle ou telle activité ? Est-il normal que les investissements publics soient financés par emprunt ? Ne pourrait-il pas l’être par simple émission monétaire ? Est-il moral que les investissements publics effectués pour le bien de tous génèrent des intérêts financiers au profit de quelques-uns ? N’est-ce pas une forme de taxation du bien public par des intérêts privés ? N’est-ce pas le monde à l’envers ?
Les nécessaires adaptations de la monnaie et du système monétaire ne doivent pas s’inscrire contre le libéralisme économique ni contre la propriété privée, l’initiative privée ou même le rôle des banques. La démocratie monétaire vise à rendre public et transparent le droit d’émission monétaire afin qu’il favorise le bien commun et la meilleure prise en considération d’enjeux extra-économiques, sociaux, environnementaux ou culturels. Si les banques sont le meilleur outil pour financer l’économie, il nous reste à inventer l’outil qui financera les activités non marchandes. Le transfert du droit d’émission des banques privées vers l’État, la région ou vers le niveau local doit faire l’objet d’une réflexion approfondie de manière à éviter les excès d’émission qui sont ceux des banques aujourd’hui. Il ne s’agirait pas que demain une quelconque autorité s’arroge le droit de financer des activités sans contrôle démocratique. Dans ce contexte, l’indépendance des banques centrales à l’égard des pouvoirs exécutif et législatif doit être interrogée. Comment être indépendant tout en conservant un fonctionnement démocratique ? Peut-être la solution est-elle de ne pas toucher au système monétaire actuel, mais d’en construire un autre complémentaire à côté de celui-ci ?
Ouvrir le débat de la démocratie monétaire est indispensable parce que la monnaie structure notre société. Mais ne soyons pas naïfs, les actuels détenteurs du pouvoir d’émission ne se laisseront pas dépouiller de cette prérogative sans la défendre. Le chemin de la démocratie monétaire ne fait que débuter. #
André PETERS
1. Ce pouvoir n’est toutefois pas illimité. Il est restreint par certaines limites réglementaires et par la confiance que les banques ont entre elles. La crise de 2007-2008 s’explique également par le fait que les banques privées ne se faisaient plus confiance. Elles ne s’accordaient donc plus de crédits mutuellement. C’est pourquoi les banques centrales, prêteuses en dernier ressort, ont dû intervenir aussi massivement.
2. Frédéric Lordon, La malfaçon, Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Éditions Les liens qui libèrent, 2014.
3. Gabriel Galand et Alain Grandjean, La monnaie dévoilée, Logiques économiques, L’Harmattan, 1996.
4. L. Randall Wray, « Introduction to an Alternative History of Money », Levy Economics Institute of Bard College, Working Paper N°717, May 2012.
5. Pavlina R. Tcherneva, « Chartalism and the tax-driven approach to money», in A handbook of alternative monetary economics, pp. 69-86.
6. Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq, Une monnaie nationale complémentaire pour relever les défis humains et écologiques, Éditions Yves Michel, collection économie, 2010.
7. Bernard Lietaer et Margrit Kennedy, Monnaies régionales De nouvelles voies vers une prospérité durable, Éditions Charles Léopold Mayer, 2008.
8. Richard Douthwaite, The ecology of Money, Green Book, The Schumacher Society, 1999.