Monnaie, Humanité, Terre, une impossible réconciliation ?

5 février 2025

La Terre et nos conditions de vie se dégradent. Collectivement, nous parvenons à peine à infléchir la tendance et ne parlons même pas de l’inverser puisque nombre de dégâts sont déjà irréversibles. A présent, “Les autorités invitent les Belges à se munir de kits d’urgence” (Le Soir 2/12/2024). Le constat est implacable mais ne peut nous inciter à laisser tomber les bras. Les solutions écologiques sont largement identifiées mais notre tétanie collective nous empêche de les mettre en oeuvre. La question est alors de savoir d’où provient cet immobilisme suicidaire.

Pour notre part, nous pensons que la source majeure de notre paralysie est liée aux règles de notre système monétaire. Qu’elle provient de cette institution majeure de l’humanité qui surplombe la plupart de nos échanges : échanges marchands évidemment mais également les échanges, personnels comme les dons, les héritages, les échanges non marchands comme les subventions, les soins de santé, l’enseignement, l’armée, la police, la justice. Ces derniers étant d’ailleurs tributaires d’un financement qui passe par une forme de collectivisation de la monnaie par le biais de l’impôt ou des cotisations sociales, les réduisant ainsi à une fonction dérivée des transactions marchandes. Il faut plus de croissance pour collecter plus d’impôt pour assumer les fonctions collectives et … résoudre les problèmes écologiques… ou renoncer à les résoudre par insuffisance de moyens financiers. On reconnaît là le dilemme des finances publiques présentés par nos responsables politiques.

Il faudrait donc exploiter plus la Terre et les humains pour résoudre les problèmes de la Terre et des humains ! Il faudrait faire plus (de croissance) pour faire moins ! Paradoxale mécanique infernale, Ourobouros contemporain, le serpent se mange la queue quand notre propre organisation institutionnelle sabote notre propre sauvegarde. Or, si on ne négocie pas avec la nature, nous pouvons, ensemble, remettre en cause nos propres règles de fonctionnement, en l’occurrence les règles monétaires qui nous pétrifient. Cela a déjà été fait à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’humanité. Toujours la monnaie s’est transformée à la mesure des transformations sociétales, toujours elle s’est mise au service du projet de société que l’autorité en charge de l’émettre lui assignait.

Ainsi, dans l’Antiquité, les sociétés palatiales (Egypte, Mésopotamie) avaient organisé un système monétaire centré sur les temples, lieux de comptabilisation et d’échanges des productions passant par l’intermédiaire du service de Dieu. La monnaie portait un projet religieux. Dans les sociétés poliades et les grands Empires romains, grecs, perses, la monnaie a été mise au service du souverain (avec l’invention de la pièce frappée à l’effigie de l’Empereur règnant) et de ses projets impériaux qui nécessitaient de rémunérer des armées professionnelles, de construire des routes impériales et de piller les ressources métalliques des nouveaux territoires conquis, éventuellement à l’aide d’esclaves. La monnaie portait un projet militaire. Les sociétés féodales, morcelées, ont connu un grand recul de la monnaie (comme de l’écrit, de la démographie, des villes et des échanges marchands) lui substituant les paiements  en produits et services (dîme, gabelle, servage, droit banal, etc.) dans le cadre d’une économie essentiellement locale. La monnaie portait un projet de résilience locale. C’est dans la deuxième partie du moyen-âge avec le renforcement des royautés s’appuyant sur le développement des villes et du pouvoir communal que s’est développée une monnaie d’origine marchande permettant le développement du commerce au loin. La lettre de change a été le premier instrument fiduciaire détaché physiquement de la base métallique qui restait cantonnée dans les coffres de son émetteur. La monnaie portait alors un projet marchand protocapitaliste. La découverte des Amériques et le développement des sociétés coloniales, esclavagistes s’est traduit par un retour à la monnaie métallique et au développement de concepts économiques comme le mercantilisme, le Colbertisme ou l’analyse des phénomènes d’inflation causée par l’arrivée massive de métaux précieux (principalement en Espagne). La monnaie portait alors le projet colonial. Enfin, c’est avec la révolution industrielle qu’a eu lieu la révolution monétaire qui a permis la prodigieuse croissance économique de ces derniers siècles avec les conséquences humaines et écologiques que l’on connaît à présent. La monnaie s’est progressivement détachée du métal et s’est bancarisée pour aboutir à un processus d’émission où ce sont les banquiers qui émettent la monnaie sous forme de crédits accordés aux entreprises sur base des supposées performances futures des entreprises dont ils espèrent qu’elles auront la capacité de rembourser le capital emprunté avec intérêts. Ce fut une extraordinaire révolution copernicienne des conceptions monétaires dont le caractère subversif a été révélé par la houleuse controverse entre le “currency principle” et le “banking principle” au cours du XIXème siècle. Ce n’était plus alors l’Autorité souveraine, parfois de nature divine, légitimée par une longue lignée qui émettait la monnaie métallique elle-même issue de la Terre éternelle, c’était dorénavant le banquier qui émettait la monnaie sous forme scripturale en fonction des perspectives de rentabilité future. A partir de là, la monnaie n’était plus l’actualisation dans le présent des actions passées, elle est devenue l’actualisation dans le présent des actions et des bénéfices futurs dans une société dont le pouvoir politique, démocratique, est élu et légitimé par les promesses d’un avenir meilleur. La monnaie porte alors le projet capitaliste avec le capitalisme industriel dans un premier temps et le capitalisme financier dans un second temps, avec le développement des marchés financiers virtuels totalement déconnectés des transactions réelles.

Actuellement, notre système monétaire repose toujours sur les fondements conceptuels établis au XIXème siècle. La monnaie est une institution commune dont les signes monétaires sont émis, pour l’essentiel, par des banques privées pour financer des projets marchands, industriels, financiers ou privés dont la rentabilité future est évaluée a priori. La monnaie bancaire exige de la rentabilité financière. Et parce que la monnaie bancaire exige cette rentabilité, elle est incapable de financer, sauf à le marchandiser, tout ce qui n’est pas rentable :  l’enseignement, les soins de santé, la restauration écologique, l’armée, la justice, etc. Ces missions doivent donc être financées par l’impôt qui doit être prélevé sur de la monnaie en circulation qui doit être remboursée avec intérêt aux banques qui l’ont émise. Or, c’est rigoureusement impossible. La monnaie émise ne peut à la fois aller aux missions de biens communs et à la fois retourner chez son créateur. Jusqu’à ce jour, la parade qui a été inventée est de recourir à l’endettement public, c’est-à-dire une forme de prélèvement temporaire de la monnaie pour réaliser les missions publiques en réinjectant immédiatement la monnaie dans la société sous forme de dépenses publiques et qu’elle puisse ensuite retourner vers son créateur au travers des dépenses privées des uns et des autres.       

Notre système monétaire, de nature bancaire, a été particulièrement adapté au développement économique et a véritablement soutenu la croissance économique des deux derniers siècles, même s’il a fallu en passer par de nombreuses crises financières, qui sont toujours des crises du crédit et de la dette comme en attestent la derniè!re crise des subprimes et la crise de la dette grecque. En revanche, notre système monétaire n’est pas adapté à une société dont les objectifs seraient différents, une société qui ne rechercherait plus la croissance à tout prix mais qui désirerait le bien-être, le développement humain, le travail digne et sensé, la restauration de la Terre et le respect de chacun dans sa spécificité de langue, de culture, de religion ou de genre.

Il ne s’agit pas de supprimer notre système monétaire de nature bancaire, Il a fait ses preuves. Il faut lui donner sa juste place ! Il est utile pour financer les activités privées, intéressées, rentables mais il faut lui adjoindre un système monétaire non marchand qui prendrait en charge le financement des activités publiques désintéressées, non rentables. Il faudrait un système monétaire complémentaire dont le mécanisme d’émission monétaire passerait par la subvention aux investissements de bien commun non rentables qui ne peuvent se financer à l’heure actuelle. Une monnaie volontaire qui traduirait la volonté démocratique de prendre soin de nous, qui amènerait de la croissance, par la réparation plutôt que par la destruction. Ce pouvoir d’émission monétaire complémentaire pourrait être attribué à un Institut d’émission monétaire à côté de la BCE. Ces deux institutions agiraient de concert comme autorité monétaire au service de tous, marchands et non marchands et contribueraient au travers de ce projet monétaire à porter un projet de société réconcilié avec les humains et la Terre. C’est le projet que nous décrivons dans “Le pouvoir de la monnaie – Transformons la monnaie pour transformer la société”. Oui, la réconciliation entre la monnaie et la nature est possible, elle est indispensable et parfaitement réalisable. La monnaie porterait alors un projet de réconciliation de l’humanité avec la Terre.

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